« Incertain des sentiers que j’effleure et des secrets que je m’apprête à révéler, j’ai décidé de graver à l’aide de cette plume la stèle de mon souvenir et consigner dans ce carnet l’avancée de mes recherches.

Je porte avec fierté et dignité le nom de la dynastie dont je suis aujourd’hui l’unique héritier. Je sais que dans la pénombre m’observent avec attention mes ancêtres antiquaires et érudits, et si je trouve dans l’honnêteté de ma démarche la motivation nécessaire à la poursuite de mes efforts, je ne peux m’empêcher de me sentir écrasé par cette responsabilité. Par ce besoin d’être à la hauteur, de me sentir à ma place le jour où je rejoindrai leur souvenir.

Il m’est difficile de savoir si ma soif de réussite me vient d’un certain sens de l’égoïsme ou si je m’emploie réellement à faire de ce monde un endroit plus sûr, ce que je sais toutefois et confesse sans peur du ridicule ; c’est la certitude qu’entre les pages poussiéreuses des vieux recueils de mon père dormait un secret d’ampleur divine. Le genre de linceul que n’importe quel érudit rêverait de lever au moins une fois dans sa vie. Et, si j’ignore le temps qu’il me reste à allouer à mes recherches, je compte bien faire de ma réponse le chef d’œuvre de ma vie. Dussé-je y perdre la raison.

En comparant des dizaines témoignages distillés au fil des ans, j’ai remarqué une récurrence dans la description d’un événement particulier : Celui d’une rencontre maléfique bousculant le destin. Si mes pairs ont tout de suite opté pour la thèse de l’hallucination et ont tôt fait de couper court à la moindre recherche un minimum concrète, certains ont vu dans cette fameuse rencontre l’aveu de l’existence d’un esprit trompeur échappant à nos connaissances. Voilà maintenant plus d'une décennie que je m'écharpe à obtenir et conserver jusqu'à la plus futile lettre et le plus incertain des indices concernant sa potentielle existence, que j'apprends à mettre des mots sur cette nature singulière et lever le voile sur la noirceur ténébreuse de cette monstruosité décadente.

Si cette chose, avait été un fantôme, elle aurait été rattachée à un certain territoire d’exercice, argument contredit par la pluralité des témoignages. Si elle avait été un simple démon, les choses auraient été différentes pour les dévots, et sûrement que tout aurait été plus évident. Si elle avait été humaine, alors plusieurs incohérences obombrent le tableau, notamment son incroyable longévité ainsi que l’étendue de ses pouvoirs, que certains témoignages qualifient d’infinis. Il ne reste ainsi que cette ombre massive, cette interrogation tenace qui malgré sa fugacité demeure récurrente et cohérente au fil des ans.

Le même procédé, le même schéma, les mêmes personnes. Partout à la fois, au mépris des fluctuations du temps, des cultures ou du territoire. Un beau soir, un individu, fusse-t-il nanti ou roturier, valeureux ou criminel, se retrouve à maudire son existence et s’apitoyer sur son sort. Là, tandis qu’il injurie sa malchance et blâme les dieux pour leur cruauté à son égard, il voit se préciser au loin la silhouette étendue d’une grande femme aux cheveux incarnadins. L’être, qui d’abord s’exprime poliment d’un ton duveteux et compatissant, s’annonce rapidement comme une bienfaitrice silencieuse, avide de tendre la main aux plus démunis de ses semblables.

Par désillusion, opportunisme, ou simplement par désintérêt, le pauvre hère se surprend à verbaliser sa situation abjecte, évoquant peut-être même une quelconque solution miracle qu’il aurait à d’innombrables reprises soumise aux Dieux. Ces derniers demeurant comme toujours muets et sourds quant aux troubles de leurs dévouées créatures, le rire doux de la jeune femme apporte chaleur et dérision au cœur meurtri. Et bien vite les paroles, comme un baume, s’appliquent sur les plaies, résorbent la tristesse et l’inconcevable est alors à portée de main.

Alors le piège se referme doucement sur la cible, qui croit se tenir face à un être disposant de toutes les réponses aux questions les plus futiles de l’humanité. Rapidement, la femme confesse l’amour de son prochain et sa volonté de faire le bien autant que possible, mais alors que la solution parfaite semblait sur le point de guérir jusqu’à la moindre contusion, soudainement, l’être admet un pas de recul. Elle précise alors que son altruisme n’est pas à confondre avec de la charité, et que comme dans toute bonne relation, sa main n’est tendue qu’aux êtres en qui elle peut avoir confiance.

Tel un échange équivalent, il faudrait ainsi donner pour recevoir, chercher pour être trouvé. Il ne serait alors plus question de thaumaturge et de chants, mais d’un prêté pour un rendu. D’une voix délicate, la femme annoncerait alors croire en la bonté de son interlocuteur, s’annonçant comme prête à lui confier tout ce qui serait nécessaire à l’expression de sa bonté. Résoudre le problème d’un malheureux pour réveiller sa bienveillance et l’inviter à retourner les faveurs.

Pour ceux n’ayant pas encore pris leurs jambes à leur cou, les voilà prisonniers d’une boucle infernale de servitude et de dettes inconsolables, où la moindre virgule de cet accord tacite serait inspectée et utilisée comme autant d’aiguilles bonnes à saigner à vif la proie. Pour les autres... Hé bien je dois avouer mon incertitude, entre les légendes évoquant un certain sort funeste et le fait que je crois que l’absence de témoignages concrets soit un aveu de mort potentielle, la vérité se fait discrète.

Là encore, mon unique certitude est que si pareille créature devait exister – et je pense pour sûr qu’elle existe, sa perfidie et son talent inédit en termes de tromperie en font une entité excessivement dangereuse qu’il ne faudrait approcher sous aucun prétexte.

Fort heureusement pour moi, ma bénévolence et mon acharnement à la tâche ont permis à ce mystère un peu plus d’attention et de lumière. Si l’effarant nombre de témoignages semblables a mis sur le qui-vive bon nombre de chevaliers errants et de traqueurs, le Clergé m’a récemment autorisé à trouver l’asile dans l’un de leur couvent, de quoi assurer ma sécurité jusqu’à ce que mes recherches ne s’achèvent.

J’ai pour espoir d’y convaincre plus de sceptiques, et ce jusqu’à obtenir une autorisation expresse me permettant de fouiller les archives consignées de l’église et de ses dévots. Lors de ma précédente visite il y a quelques mois, j’y ai rencontré bon nombre de prêtres et de combattants, dont cette fameuse lancière à qui l'on prête un héritage divin depuis un certain exploit militaire lors de la bataille du Col Blanc. Comble de mon orgueil flatté, cette dernière avait d’ailleurs montré beaucoup de curiosité à l’égard de mon travail, offrant même d’apporter son soutien en échange d’une brève faveur de pacotille.

Je continuerai à consigner mes notes lors de ma prochaine visite en terres consacrées. J’aimerais au préalable m’imprégner de la culture de ces adorateurs pour qui la lutte contre le malin n’a rien d’inhabituel, apprendre des esprits les plus éclairés sur le sujet pour séparer le vrai du faux. Une fois cela fait, je compilerai tous les témoignages existants et les ajouterai à la suite de ce maigre préambule afin de rendre accessible à tous le travail d'une vie. De ma vie. Tous mes écrits seront ainsi à l'abris dans l'inconscient collectif, l'imposture sera dévoilée, et nous pourrons tous nous flatter d'avoir su déjouer les plans méphitiques de ce malin-génie, de ce diable qui chaque jour se nourrit du chaos et de l'effroi.

Nul doute qu’avec le gain de popularité de mes travaux et le soutien de l’église, la vérité ne tardera pas à se répandre sur tout le continent et cette maudite créature sera mise à bat, pour le salut de l’humanité. »
Fabius Lyréen - 1435 - "Œuvre sans nom" unique manuscrit conservé, le reste de son œuvre ayant été brûlé dans des circonstances inconnues, l'auteur ayant peu après perdu l'usage de ses sens suite à une maladie