L'héritière, enfin, après des décennies à s'amouracher, désespérés. Ses parents en avaient souffert, de cette infertilité inhérente au peuple elfe. L'excellence, dans tous les pans de leurs longues vies, sauf celui-ci. Et puis Adrielle était arrivée, brisant la malédiction de ses cris. Promesse d'un avenir radieux, meilleur. Quelqu'un pour prendre la relève, un jour. Le patriarche, principal pourvoyeur de bijoux enchantés à la cour de l'Empereur. La matriarche, éminente membre de l'Ordre des Magistères. Une guerrière féroce, redoutée, gelant les ennemis de l'humanité de ses sombres pouvoirs. Avec une telle lignée, l'enfant était prédisposée à la magie, et à la réussite surtout. Les Nën'arma vouaient un réel culte à la perfection. L'éternité devait être méritée. Alors on s'échinait, quitte à en dépérir. Et détruire les autres.

Une enfance dorée, si être loin, bien loin, de la misère financière suffisait. Fortunée depuis des générations, sa famille profitait pleinement des bienfaits de la capitale. Chaque besoin était contenté. Mets délicats. Robes à volants, qu'elle s'amusait à faire tourner jusqu'à en perdre la tête. Et puis des précepteurs. Trop, d'entre eux. Toute une éducation menée par des étrangers. Les géniteurs sans temps à lui accorder, alors qu'ils s'étaient battus pour l'avoir. Son père l'aimait, sincèrement. Partageait avec sa fille la passion du beau. S'en voudrait, jusqu'à la fin des temps, pour son avarice. Et son absence. Sa mère, elle, était aussi glacée que ses sortilèges. Exigeante, au détail près. Les seules interactions entre elles étaient froides. Un seul ordre : « Sois douée, ou ne sois pas ». Devise gravée dans son esprit, encore aujourd'hui. L'amour d'une enfant, si puissant, qu'elle était prête à tout pour les contenter.

Pas le moindre doute, ce jour où elle les avait quitté pour l'Académie. Elle les rendrait fière. Se montrerait digne de régner un jour sur la maisonnée. Les pouvoirs bourgeonnaient, déjà, depuis quelques années. Des illusions, l'outil parfait pour tendre des pièges à ceux se dressant en travers de sa route. Monstre ou humain pareillement. Accueillie au sein de la maison Elderia, là où elle apprendrait à transformer ses atouts en arme. Ses sourires. Sa magie. Cette agilité, si précieuse lorsqu'on souhaitait faire danser une lame entre ses doigts. Talentueuse, et sournoise, quand la faucheuse réclamait ses services. Adrielle ne vivait que dans l'espoir d'être la meilleure. Lubie puérile, impossible. En s'évertuant à la réaliser, elle passait à côté de précieuses leçons de vie. Le cœur jamais offert. Aucun ami, à ses côtés. Maigre prix, pour réussir. Mais quelle réussite, au juste ?

Diplômée, et endoctrinée. Elle avait suivi le chemin tracé par sa mère, tout ce temps. Quand pourtant son cœur réclamait autre chose. La libération de son esprit foisonnant. Son art, sans plus aucune muselière.  Les braises de la révolte étaient là, mais pas encore assez chaudes pour tout détruire. Alors Adrielle était partie sur le front, une décennie entière. S'était démenée comme une lionne, face aux engeances des terres sombres. En avait souffert, violemment. En souffrait encore, parfois, aujourd'hui. La perte de ses alliés. Les boucheries. Les horreurs. Une belle leçon d'humilité, et de pragmatisme. Et après ce séjour forcé en enfer, elle était persuadée d'une chose : la vie était courte, beaucoup trop courte. Il fallait en profiter, et certainement pas ici. Brasier se faisant incendie, calcinant sa présence en ces lieux. Un nouveau départ, sous le signe de la honte.

Opprobre retentissant, pour la maisonnée Nën'arma. Les parents initialement déçus, face à cet échec. Mais quand l'une était restée de glace, même après des années, l'autre s'était fait feu, chaleur paternelle. Adrielle ne rêvait plus que de broder, créer, innover. Et lui, amoureux du beau, comprenait. Était disposé à la prendre sous son aile, surtout. Une formation en forgemagie aux côtés du meilleur. Une clientèle déjà là, celle de son père. Un talent certain, pour tisser ses sortilèges entre les fils. Alors la demoiselle devint rapidement tisseuse de rêve, pour les dames de la cour. Des décennies entières sacrifiées à l'oisiveté. Si les étoffes, ses étoffes, se mouvaient, alors des papillons aux mille et une couleurs envahissaient le paysage. Les jupons, en se présentant timidement aux heureux élus, révélaient un ciel étoilé. Accalmie méritée, au milieu de ce monde superficiel.

Routine installée, qui lui plaisait, sincèrement. Simple regret de ne pas servir une cause plus noble. Mais elle assumait son choix. Elle l'assumerait, encore longtemps. Mais pas pour toujours. Le long de ses berges tranquilles, quelqu'un était finalement venu s'échouer. Un homme, puissant. Un homme persuadé que sa vie ne serait belle, qu'à ses côtés. Et Adrielle avait refusé, ricané. N'avait jamais ressenti le besoin d'offrir son cœur, de se sentir fondre entre les bras de quelqu'un. Et puis il était inconvenant, sans union officielle, que de tout donner à un (ou une) autre. L'égo, pourtant, se plaisait à être ainsi courtisé. Et sans même s'en rendre compte, son être tout entier s'était accoutumé, à lui. Cette guerre d’attrition s'était soldée par sa défaite. Et par ces étreintes de tous les dangers. D'un seul danger, surtout. Qui était arrivé. Grossesse non désirée. La chute. Chassée de la capitale, comme une mécréante. Pas le moindre regard, de sa famille, de son partenaire... de ses clients.

Pérégrinations, le ventre rond. Une épreuve difficile, complètement seule. L'argent ne lui faisait pas défaut, au moins. Volonté d'établir une distance respectable, entre elle et ses aimés. Qui ne l'aimaient plus. L'Académie, comme une évidence. Là où elle s'était sentie chez elle, un siècle auparavant. Elle n'en partirait plus jamais. Son fils, unique enfant, Imriel, y était né. Et dans le dédale de la cité-état, Adrielle avait trouvé sa voie. Sa façon d'être utile, et d'utiliser au mieux ses pouvoirs. Les forges de l'armée. De ses doigts, elle venait tout sublimer. Instillait un soupçon de magie dans toutes les créations. Chaque lame forgemagée effaçait un peu plus son opprobre, dans l'imaginaire collectif. Un jour, elle renaîtrait de ses cendres. Et tous s'inclineraient, ses parents les premiers, face à sa superbe. Une nouvelle vie, entre maternité et travail acharné. Les plus beaux moments de sa longue vie.

Les siècles étaient passés. Deux, pour être plus précis. Et Adrielle n'avait pas chômé. Prénom qu'on lisait sur toutes les lèvres. Vengeance, en rejoignant enfin l'Ordre des Magistères en qualité de forgemage. Certaines lois sur la possession et création d’artefacts étaient nés dans son esprit, avant d'être instauré sur le continent tout entier. Et puis pour rendre tout ce que l'Académie lui avait donné, elle s'était aussi décidée à apporter son expertise aux générations futures. Une personne occupée, qui s'adonnait à ses lubies sans aucune retenue. Matriarche de sa propre dynastie, avec des descendants placés là où elle nécessitait des alliés. De son hôtel particulier, au cœur de la cité-état, elle régnait avec amour et bienveillance sur sa lignée. Malgré sa position plus que confortable, Adrielle ne s'était jamais arrêtée. Car les engeances n'étaient jamais bien loin. Les monstres, et ces intriguants mettant en péril l'avenir de l'humanité. Un nouveau chapitre, et pas le dernier.