Le ciel était noir.
Tout lui paraissait alors sombre ; la nuit, son cœur, l’avenir. Aucune étoile ne brillait au-dessus de sa tête, comme un signe, pour lui prouver que tout s’était éteint avec lui. Si avant ce jour, Loeve pensait que les défunts rejoignaient les astres, les Dieux semblaient lui faire comprendre que ça n’était qu’un beau rêve, et rien de plus. Son frère n’avait pas rejoint les étoiles. Uniquement les morts.
Dans cette vaste peinture obscure, elle s’imaginait avec bien trop d’aisance le corps inanimé de son aîné, sa solitude dans l’au-delà, son désir de revenir auprès d’elle. En cette nuit froide, peut-être aurait-elle été tenté d’exaucer ce souhait, si les moyens lui avaient été donné. Le trou béant qu’il avait laissé en son sein lui était si insoutenable que l’idée faisait bien plus qu’effleurer son esprit.
Ses yeux étaient secs. Les larmes manquaient à l’appel au même titre que les constellations inapparentes. Il n’y avait qu’un choc profond pour accueillir la nouvelle, une incompréhension déconcertante et le silence du deuil. Elle s’était excusée, aussitôt l’information arrivée à leur porte, et avait refusé la compagnie d’autrui ; s’il y avait une personne capable de la consoler, celle-ci aussi ne répondait pas présente.
Loeve était seule. Perdue dans un océan de ténèbres grandissantes qui menaçaient de l’engloutir, elle songea un instant à activer son don, de se recouvrir d’un manteau étincelant et user de l’entièreté de sa magie jusqu’à ce qu’elle disparaisse à son tour.
Comment pouvait-elle espérer s’en remettre ? Comment pouvait-elle espérer être capable de sourire à nouveau ? Comment pouvait-elle espérer ?

À point nommé, des pas s’approchaient de sa frêle silhouette tandis qu’elle s’effondrait silencieusement. Jusqu’à la dernière seconde, Loeve eut un maigre espoir que la chevelure de l’intrus soit aussi immaculée que la neige, que ses yeux soient aussi bleus que le saphir, que sa voix soit aussi réconfortante que le dernier souvenir de son frère. Non, elle n’oserait pas espérer qu’il soit là, en personne, revenu d’entre les morts. Elle n’était pas sotte au point de s’infliger une telle souffrance.
Hélas, lorsqu’elle daigna relever la tête d'entre ses genoux, ce fut une tignasse bien trop foncée pour correspondre à ses attentes qui entra dans son champ de vision. Des mèches d’un rouge si vif qu’il la fit grimacer, des yeux aussi dorés que le soleil, et un silence profond. Ce n’était pas Dunn qu’elle aurait aimé avoir à ses côtés. Cette déception effleura son cœur prêt à imploser et amena quelques gouttes salées à ses yeux. C’en était trop. Elle n’avait même plus la force de protester à cette présence indésirable.
Alors elle l’ignora.
Malgré les minutes qui s’écoulaient, Dunn était encore assis près d’elle, dans un mutisme qu’elle finit par trouver rassurant. Aucun mot n’aurait su la toucher. À la place, ce fut cette chaleur l’accompagnant durant cette dure épreuve qui trouva grâce à ses yeux, qui parvint finalement à la débrider et les larmes roulèrent naturellement sur ses joues.

Sans qu’elle ne s’en aperçoive vraiment, lorsqu’elle eut fini de pleurer, Loeve était blottie dans les bras de son ami d’enfance. Sa tête, son cœur, et son âme lui semblaient lourds. Elle était incapable de bouger de sa position, n’en avait vraisemblablement pas l’envie non plus. Lui se contentait de prodiguer quelques caresses sur ses cheveux. Elle ne se détacha de ce cocon réconfortant qu’à la proposition d’une tasse de thé, pour l’aider à se calmer sans nul doute.
Un sourire étrange ornait les lèvres de Dunn alors qu’elle trempait ses lèvres dans le liquide chaud ; elle songea que c’était à cause du goût étrange de l’infusion, peut-être n’était-il pas habitué à en préparer, mais c’était une saveur qu’elle apprit ensuite à apprécier, et plus encore. Ce que Loeve sut à cet instant, en revanche, était que ce fut le meilleur thé qu’il lui ait été donné de boire.
Sans doute était-ce parce qu’il était là au bon moment, et avait su se montrer particulièrement doué pour la réconforter, mais ce moment servit à faire chavirer le cœur de la jeune fille. Lorsqu’elle leva ensuite les yeux vers le ciel, celui-ci ne lui paraissait plus si noir. Elle saurait se relever de cette chute, grâce à Dunn.

Il avait été là lorsqu’elle en avait le plus besoin, alors Loeve saurait être là pour lui, à chaque instant.

Malheureusement pour elle, cette union était mal vue de ses parents ; ils semblaient ne pas pouvoir accepter que leur fille – unique, à présent - soit avec un simple fils de chevalier, sans titre, sans exploit, sans valeur. Mais ils ne pouvaient également pas accepter de voir leur fille sombrer dans le malheur, conscients du rôle que Dunn avait joué dans son rétablissement.
Proches depuis l’enfance, le petit rouquin suivait Loeve comme son ombre, admiratif de son talent et sa beauté. Elle se souvenait de sa jalousie envers son autre ami d’enfance qui, contrairement à lui, était d’une haute lignée - aujourd’hui, il ne supporte pas l’idée de les laisser se fréquenter, et Loeve ne veut pas le blesser. Mais, surtout, elle veut le garder près de lui. Plus que cela, elle en a le besoin viscéral - son absence prolongée semble avoir un effet particulièrement négatif sur elle, provoquant une instabilité grandissante.
C’était sûrement là l’élément déclencheur pour ses parents. Ne souhaitant pas provoquer la perte de leur dernier enfant, ils s’acharnèrent à donner une valeur quelconque à Dunn pour qu’il puisse la rejoindre à l’académie. Pour cette raison, elle repoussa d’une année sa candidature – une fois celle-ci déposée, et le test passé, elle était prête à tout abandonner s’il n’était pas également pris. Bien heureusement pour sa famille, la situation ne s’envenima pas au-delà.

Trois ans.
Loeve ne se reconnaissait plus. À chaque détour de couloir, la moindre mèche blanche lui donne un pincement au cœur et, si par malheur, elle venait à le croiser, son cœur saignait intensément. Le sentiment de trahison l’envahissait à tel point qu’elle étouffait sur place – Loeve trahissait son ami, à n’en pas douter, mais sa plus grosse trahison était envers sa propre personne.
Pourquoi cette sensation ? Pourquoi souffrait-elle dans son bonheur ? Pourquoi son esprit s’éparpillait tant ?