Qui prompt au labeur

Perchée au sommet d’une table, ses jambes fouettaient l’air au rythme indécis de ses songes. Prompte à un moment d’accalmie et d’introspection, la jeune femme consultait son carnet d’un air absent, le regard s’en détachant de temps en temps pour contempler la pâleur de sa frange dans le reflet d’un acier tranchant. Derrière elle, la fumée crachée par le foyer ardent offrait à ses épaules un peu plus de superbe et de ténèbres, dessinant derrière sa silhouette immobile les traits d’une cape nébuleuse aux formes impossibles.

La noirceur de la suie et de l’effort. Si elle connaissait tout de la seconde, elle était ignare quant à la première notion. Jamais ne s’était-elle tenue aussi proche d’une forge, jamais n’avait-elle sentie sa gorge se désagréger sous les nuisances charbonneuses qui s’acharnaient à la maculer. Une sensation fort désagréable, si d’aventures on lui demandait son ressenti. Quelques minutes avaient suffi pour qu’une fine pellicule de saleté s’imprègne dans le tissu de sa chemise et ne ternisse son éclat carmin de quelques nuances goudronneuses. Si la Dame n’était pas connue pour sa coquetterie et sa superficialité, il lui fallut tous les efforts du monde pour ignorer le destin tragique auquel elle exposait sa tenue, ainsi que sa légendaire chevelure.

Pour sûr, l’oiseau évoluait là bien loin de son nid, parmi les fourmis et les insectes. Elle était la main qui tirait la ficelle du soldat, non pas la poigne supposée tenir l’épée. Si ce n’était pour la satisfaction de sa curiosité maladive, sa présence ici avait tout d’incongrue et dispensable.

Malheureusement pour elle, Calliandra était du genre parangon. Loyale et fidèle. Elle se faisait chevalier et gardien de ses moindres promesses, respectant ces dernières comme des vœux immuables que jamais elle ne contournait. Aussi, lorsqu’elle donna sa parole à sa consœur, le rendez-vous fut gravé dans le marbre de son esprit, trop bien ficelé et organisé pour qu’on y accepte un peu d’étourderie et d’oubli.

C’est à l’Ouest que commença à apparaître l’initiatrice de cette entrevue sordide. Une personne envers qui Calliandra vouait secrètement une admiration - qu’elle assumait d’ailleurs être à sens unique. Un être qui avait eut la chance de voir défiler sous ses yeux des siècles maladroits d’échecs diplomatiques et d’incompétences. Souvent, lorsque la question de sa longévité effleure ses réflexions, il lui arrivait de se demander s’il était encore capable de surprendre un tel individu. Avait-elle, comme les bienheureux de l’Académie, l’espoir que la dernière génération serait miraculeuse ? A quel point la futilité de la vie humaine pouvait justifier l’euphorie de l’ambition, et à quel point cette dernière pouvait paraître prosaïque à un être si vénéré.

« Ah, vous voilà. » S’exclama l’ingénue en claquant la porte de son palais mental comme celle de son carnet, ses sourcils se fronçant à la vue du petit nuage de poussière qui s’extirpait des pages. D’ordinaire elle aurait salué la ponctualité de son vis-à-vis d’un sarcasme bien senti, mais ce vis-à-vis là était parmi les rares à réellement supporter sa présence.

« Vous savez sans doute déjà ce que je m’apprête à dire, mais je le dirai quand même. Vous vous donnez beaucoup de mal pour rien. » Reposant ses pieds au sol, elle déambula le temps de quelques pas, comme dans l’optique d’amener la conversation avec elle, à l’opposé de cette forge de malheur.

« Toutefois, si vous tenez vraiment à ce que je vous regarde et évalue votre capacité à agiter un marteau et faire rougir du fer, je veux bien vous accorder quelques minutes. Par égard envers l'amitié que je vous porte. » Bras croisés et dos alors plaqué à une poutre qui soutenait l’étal, le message était clair : Calliandra avait déjà son compte de poussière et de cendre.

Qui prompt au labeur

Lorsqu’elle sentit la chaleur ardente ébranler son épiderme, son échine se dressa sous un frisson malheureux. Bien que l’idée de tourner les talons devint de plus en plus charmante - comme le chant d’une sirène perdue sur le rivage, ses jambes demeurèrent immobiles, comme autant d’ancres enracinant son corps dans les tréfonds.

En revanche, son esprit lui, vacilla doucement sous la brise du doute et de l’hésitation. Malgré tout le respect qu’elle pouvait porter à l’elfe millénaire, il faudrait plus d’une existence éternelle pour faire ravaler à Calliandra son attachement maladif envers ses mauvaises habitudes. Par égard envers ces dernières, c’est bien paisiblement qu’elle laissa poindre dans un creux de ses songes une initiative saugrenue.

Se faisant dans un premier temps docile, elle écouta les conseils de son ainée et dénoua le lien principal de son veston. Laissant ce dernier glisser avec élégance le long de son épaule, elle le garda sur elle tout en offrant au vent le soin de rafraichir son buste. La pâleur du rose de sa chemise imitant son visage blême elle ravala sa salive – et un peu de cendres, puis opina.

« Je me disais simplement que vous pourriez profiter de mon avis éclairé sur la question, ce qui n’aurait pas été une mauvaise idée. Si la plume est plus forte que l’épée, pourquoi perdre mon temps à disséquer l’anatomie du perdant ? » Dit-elle, acariâtre et sûre d’elle. De deux doigts, elle remit derrière son oreille une mèche dérangée par le fracas de la porte. « J’espérais qu’un esprit avisé comme le votre saurait saisir cette logique élémentaire. Vous m’en voyez presque déçue, chère amie. »

« Enfin. » Finit-elle par lâcher, ses yeux mi-clos soucieux de lever le voile sur l’intérieur de la forge maintenant que le nuage de suie s’était dissipé. Son dégoût transpirant littéralement de son visage, elle observa les alentours d’un air supérieur, comme si l’endroit était indigne de son génie. Ce qu’elle pensait franchement, par ailleurs. « Quitte à perdre mon temps, au moins serai-je en bonne compagnie. Je vous suis. »

Ignorant son mépris pour suivre son amie vers les flammes infernales de l’enfer ardent, Calliandra baissa le nez pour se rendre compte de l’amoncellement de cendres qui choyait au sommet de sa chaussure. Un simple constat qui lui suffit, qui la convainc de troquer son honnêteté pour un semblant de malice.

Elle attendit ainsi patiemment que le fracas du barda traîné par Malenia lui offre une bonne couverture, puis tourna les talons et rebroussa chemin. Hochant négativement la tête à chaque pas comme pour s’assurer de la légitimité de sa décision, elle se mit en route vers les jardins de l’Académie, laissant derrière elle son amie ainsi que sa dernière question.

Trop orgueilleuse pour accepter de fuir en courant, la pauvrette savait que son initiative serait sûrement caduque. Peut-être était-il temps d’adresser une ultime supplique aux Dieux, a moins que même leurs tout-puissants pouvoirs trouveraient en la fureur de Malenia une limite infranchissable.

Qui prompt au labeur

Si elle s’attendait à ce que sa fuite ne soit pas accordée par Malenia, elle ne s’attendait pas à être effectivement traînée par le col, bousculée, puis faite captive par cette dernière. En très peu de temps, l’elfe était passé d’un statut amical et bienveillant au rôle de tortionnaire. Les choses avaient pris une tournure bien étrange.

Pour autant, Calliandra ne put s’empêcher de réprimer un léger éclat de rire lors de la révélation de sa supercherie. Il y avait de quoi être fière, tromper la vigilance d’un elfe millénaire n’était pas à la portée du premier enfant mal élevé.

Contrainte de respirer l’air saturé de fumée et de poussière de la forge, l’enseignante grommela. Rien de ce qui se passait présentement ne lui plaisait. Ni la chaleur abondante qui commençait à rougir ses yeux et ses pommettes, ni le fait d’être forcée à réparer des épées miteuses, ni le fait de devoir effectuer un travail manuel quelconque.

« Faîtes attention à ce que vous souhaitez. Je pourrais leur glisser le mot de dévorer vos tripes en premier. » Dit-elle d’un air parfaitement sérieux, en réponse à la moquerie de l’elfe.

Observant les déblatérations de Malenia d’un mépris et dégoût certain, Calliandra croisa simplement des bras, acculée comme un enfant n’ayant plus d’autres réponses à son mécontentement que le déni. Pour sûr, cet avant-goût de l’enfer brûlant et horrifique avait au moins le mérite de la faire louer sa jeunesse.

« Hm.. » Exprima-t-elle comme d’un léger râle, son regard détaillant l’attirail d’armes mal entretenues, flagellées, sur le point de se briser. Certaines semblaient vraiment mal en point, d’autres étaient encore parfaitement utilisables, surtout entre les mains de fantassins novices habitués à se battre avec une simple fourche.

Battant des cils doucement avec toute la condescendance du monde, elle zieuta l’épée abimée exhibée par la forgeronne improvisée.

« Premièrement, mon cerveau n’est pas gros. Il est simplement optimisé et utilisé avec précaution et sagesse, vous devriez d’ailleurs essayer d’y complaire temps en temps. Ensuite, je sais évidemment ce qu’est une meule, et cette épée est à peine émoussée. » Bien qu’elle sût effectivement ce qu’était une meule de forge, son esprit ne put s’empêcher de figurer d’abord une meule de fromage. Elle retint cette réflexion amusante pour elle, toutefois. Sûrement risquerait-elle de ternir son rôle.

« Par amitié et respect envers vous, je veux bien vous observer faire et conseiller quelques améliorations quant à vos gestes – sûrement perfectibles. » Laissant finalement ses mains se rejoindre derrière son échine, elle observa Malenia d’un air aussi supérieur qu’il était sympathique. « Allez-y, ne me décevez pas ! Je me verrais dans l'obligation de vous assigner à une corvée, autrement. »

Heureusement, les épées étaient trop abimées pour que l’elfe ne s’en serve contre elle.