C’est comme si tout s’était arrêté cette fois-là. Lorsque ton maître a noyé tes émotions dans une marée noirâtre insaisissable et fait de toi la coquille vide que tu es désormais. Tu n'es pourtant pas en sucre. Mais ton cœur lui, est devenu de pierre. Ça a l’air d’être une tare… mais ça ne l’est pas. Ça t’as forgé. C’est ainsi que tu es devenu grand et fort, que l'incompréhensible te soit devenu limpide.

Regarde ce pauvre, pauvre enfant. Est-il vraiment devenu fort ? Les badauds qui s’en entichent ne sont que le reflet de ce qu’il a perdu et tente vainement de retrouver. On ne remplace pas une essence. On ne l’oublie pas non plus. Notre pauvre géant… il ne pourra jamais devenir un homme. En quittant son peuple, il est devenu le parjure des siens. Rejoindre ceux qui ont pourtant jadis réduit en esclavage ses semblables n'est pas un acte que l'on pardonne aisément.

De la peinture pastel. Il essayait de donner de la couleur à ce monde.

Le quartier était pourri. D’une insalubrité rare. Les émanations nauséabondes des déchets et cadavres de rats en décomposition entre les murs remontaient tout le long de la rue. Les murs défraîchis, le sang coagulé sous le pallier de la porte… la poussière dévoilée par la lueur fuligineuse du soleil émanant timidement entre les rideaux. Ton maître n’avait rien d’exemplaire. Un esclavagiste, voilà tout ce qu’il fut. Peindre des tableaux ne le rend pas soudainement meilleur. Ce n’est qu’une excuse dont tu tentes de te servir vainement. Personne de respectable ne vivrait dans un endroit pareil.

“ Il a toujours tenté de tirer le meilleur de moi.. Malgré les conditions, il m’a choyé. Malgré sa maladie, il était la pour moi. C’est injuste de le voir au travers du simple prisme du savant fou. Il était... bien plus que cela. Il savait prendre des décisions, même les plus difficiles, pour mon bien. Me retirer le fardeau de l'émotivité fut son plus grand cadeau. “

La main, inconsciemment, vint enlacer sa propre gorge.

La nuit, pour couvrir les aboiements de chiens incessants, il te chantait des berceuses. Tu en as oublié l’air, la seule chose qui compte pour toi est le souvenir réconfortant de sa voix melliflue et de son souffle te caressant le bout du nez. Ce visage, son visage. Il n’exprimait que tendresse envers toi. A la fenêtre, des ombres longues, d’autres ramassées. Les ombres tranquilles des enfants du coin, les ombres tapageuses des ivrognes, et puis une ombre faite de bouts de bois… en un sens, tu les plaignais toutes de ne pas avoir le même tueur que toi. Dans cet endroit nécrosé, sa présence était la seule chose à laquelle se raccrocher.

La litanie soliloque continue. Jusqu'où ? Jusqu’à quand ? Tu ne sais même pas où tu es. Tout est noir et coloré à la fois, vibrant comme un monde à part. La, aux frontières de l’intangible. C’est là que se trouve ce que tu as perdu. C’est peut-être là que tu devrais te perdre… pour le retrouver.

Partout où tu es… tu es loin de chez toi. Rien ni personne ne saura t’accueillir comme à l’époque. Cette sensation de froid qui te gèle… la neige. Le paysage nivéen t’engloutit peu à peu. Pourtant, tu ne réagis pas. Tu te laisses absorber pour la rejoindre. Comment es-tu arrivé la ? Comment as-tu pu tomber jusqu’ici ? Tu ne t’en souviens plus. Tu n’es même pas conscient, peut-être es-tu déjà mort. Non. Malgré le froid… tu sens la chaleur. Oui, tu as chaud. Ton pouvoir, celui qui fait de toi tout ce que tu es. Il t'a appris à ressentir le monde.

Ton maître. C’est comme si tu le sentais à nouveau avec toi. C’est la même sensation, sans lui. La béatitude dans un océan de merde. Malgré ta situation et ce qui t’entoures, tout va bien. C’est peut-être ce qu’il se passe quelques secondes avant la fin. Comme un filet de pêche adroitement lancé, il te tire hors du monde et t’emmène sur son rivage sombre. Ses mailles rêches t’irritent, puis, se resserrant autour de toi, s’enfoncent dans ton cerveau.

Arrête de ne penser qu’à toi.

Penses-tu vraiment qu’il veuille te revoir ? S'il a fait de toi ce que tu es devenu, c'est pour que tu agisses sur les vivants. Pas dans l'au delà. Tu es sa création, son achèvement, mourir ferait de toi son plus grand échec.

Oui, bien sûr.

Tu sens sa main te caresser doucement la joue. Une joue imberbe, sur laquelle ses doigts glissent aisément pour frotter jusqu’à la pointe de ton menton. Les premières lueurs du jour luisent au travers des rideaux. C’est le matin. Tu peux deviner son visage penché au dessus de toi, ses longs cheveux tombant en cascade sur ton front.  Et enfin son sourire, radieux, plus lumineux encore que l’astre qui se lève à l’aube.

Alors pourquoi l'as-tu tué ?

Ce fut une fin logique. La seule qui vaille la peine. Le connaissant, lui-même l'avait déjà prévue bien avant qu'elle n'arrive. Je ne suis plus l'enfant que j'étais, je ne ressens plus l'affection que j'avais pour lui. Il était simplement devenu un obstacle à ma progression, à l'excellence que je me devais d'atteindre. Sa mort est ce qui m'a permis de rejoindre l'académie et de quitter les miens. De tracer une voie qui m'est propre. La seule voie qui me mènera vers mon objectif ultime... bien qu'il fut initié par cet homme. Son souvenir est tout ce qu'il me reste. Le souvenir d'un homme ayant créé ce que lui n'a jamais pu devenir. Grand bien m'en fasse, j'irais même plus loin que tout ce que ses desseins les plus fous aient imaginé.