Les Règles sont les Règles

Jambes croisées et regard vague, Calliandra contemplait le vide d’une focalisation absurde. Les yeux doucement plissés et l’index s’amusant à dessiner les contours de sa lippe inférieure, elle semblait en pleine réflexion. Une réflexion intense, qui convenait aux problématiques les plus retorses, aux paradoxes et aux équations insolvables.

Seulement, l’exercice auquel elle se soumettait en cette soirée était des plus vicieux. Tout génie qu’elle était, son art brillait d’avantage lorsqu’il fallait répondre à une question donnée, non pas lorsqu’il fallait savoir comment formuler un intitulé. Aussi, lorsqu’elle se mit en tête de confectionner un jeu aux règles parfaites et inviolables, il lui fallut non pas baser ses idées sur son propre intellect, mais sur celui de quiconque s’improviserait joueur. Sur l’intelligence galvaudée, malhonnête et indigne de ceux qui déploient plus d’énergie à réussir plutôt qu’à comprendre.

Elle se tenait en effet face à un tricheur notoire. Un élève de sa maisonnée qui avait pour particularité de constamment nier l’essence même de la compétition. Le genre d’individus qui lui donnait l’envie de renverser le plateau de jeu et veiller à ce que toutes les pièces chutent sur son visage durant le processus. Réaction dont elle s'était sûrement accommodée à quelques reprises, d'ailleurs.

Calliandra détestait la triche, qu’elle considérait comme une jumelle aliénée de l’intelligence. Elle singeait sa propre compétence tout en couvrant de lauriers ceux qu’il faudrait normalement couronner d’épines et de sauge.

« Hm… »

Au final, elle avait estimé que dans la simplicité résidait toutes les graines nécessaires à la perfection. Au moins il y avait d’options, au plus il était difficile d’improviser et prendre le jeu au dépourvu. Point d’imprévus, point de surprises. Point de surprises, point d’échecs.

Dans sa main dormaient ainsi cinq cartes, marquées aléatoirement par un des trois symboles. La pierre. La feuille. Le ciseau. Le triumvirat parfait, a priori inviolable même pour les esprits les plus pervers et maléfiques. Au milieu de la table, un jeu d’une dizaine de cartes supplémentaire où il faudrait piocher en cas d’échec ou d’impossibilité de jeu. Chaque joueur possédait ainsi cinq cartes, ne réduisant ce nombre qu’en cas de bataille gagnée. Le gagnant serait derechef le premier à se débarrasser de ses cartes, ou ayant le moins de cartes en main lors de l’épuisement du jeu central.

Nonobstant, même un jeu aussi simple semblait pouvoir plonger le professeur dans une intense réflexion existentielle, ce qui se traduisit par un silence d’au moins une demie-dizaine de minutes. Un temps passé à scruter inlassablement les mêmes cartes, les mêmes symboles, à se triturer les méninges inutilement.

Au loin, le jour déclinant n'existait qu'au travers de fins filigranes luminescents qui s'infiltrait entre les rideaux et étoffes de soie. La nuit tombait sur l'Académie, recouvrait la flèche des tours d'un manteau ténébreux. De gauche et de droite, l'afflux d'élèves se faisait de plus en plus disparate, les intéressés se pressant d'aller quérir un repos bien mérité.

« Hm… »

Finalement, le rythme des va et viens de sa jambe trahissant une pointe d’agacement, elle abattit une carte sur la table, exposant son verso et se tenant prête à la retourner. Les jeux étaient faits. Il n’y avait plus qu’à attendre le décompte. Un honneur qu'elle laissa à son compagnon de jeu.

« Monsieur Shoggoth. J’attends de vous une entorse à votre triste réputation. Ne nous imposons pas une fois de plus ce déplaisir. Encore que si vous vous sentez inapte à gagner à la loyale, je suis prête à accepter votre reddition. » Un semblant de sourire narquois se pendant au creux de ses lèvres, Calliandra releva le nez de ses cartes pour toiser son opposant. D'un oeil suspicieux, elle resta alerte aux apparitions soudaines de rictus, grimaces et autres sourires coupables.

« Et si vous pouviez vous hâter de choisir, à l’avenir. La nuit n'est pas infinie. » Dit-elle d’un air innocent, comme si les rôles avaient été inversés et que la partie n’était pas au point mort à cause de ses tribulations personnelles. Ce n'était jamais sa faute.

Les Règles sont les Règles

Plaquant sa langue à l’intérieur de sa joue, l’indignation de Calliandra fut chose pénible à dissimuler. Il fallut toutefois accorder une œillade au sourire effronté de Pavel pour que son indignation ne se change en exaspération. Pour sûr, toute cette mascarade ne faisait que confirmer un savoir déjà acquis et façonné par des dizaines d’occurrences, elle ne put pour autant s’empêcher d’y trouver un ennui certain.

« Si j’avais aidé à la préparation du diner de ce soir, j’aurais veillé à ajouter quelques pincées de sel supplémentaire à votre plat. Rien de bien méchant, juste de quoi vous offrir une nuit mémorable. » Cette dame avait effectivement la vengeance facile. « Non pas que je puisse y trouver un quelconque divertissement, mais votre addiction envers la triche est aussi évidente pour moi que la certitude de votre victoire l’est pour vous. »

Piochant une autre carte, cette fois complètement au hasard, elle décida de mettre le destin de cette partie entre les mains des Dieux. Après tout, impossible de prédire un comportement qui n’avait pas été réfléchi au préalable. Glissant cette dernière sur le plateau de la table, elle leva un œil agacé vers son élève, les prémices d’un feu ardent commençant à y poindre.

« Le problème de la triche est qu’elle ne vous apportera jamais rien d’autre qu’une victoire amère. » Entama-t-elle, l’index tapotant le dos de sa carte comme pour témoigner une certaine impatience. « Vous connaissez l’adage. Le voleur a besoin d’être chanceux tous les jours, mais le vertueux n’a besoin que d’un coup de chance. Le jour où votre imposture sera dévoilée, que restera-t-il de vous ? »

Sur un fil tendu entre moquerie à peine dissimulée et conseil pédagogique, Calliandra jouait l’équilibriste.

« Le tricheur cherche soit la victoire soit l’admiration. A l’exception que vous ne trouverez aucune victoire significative ici, pas plus que votre arrogance ne motivera mon admiration. Pourquoi vous acharnez-vous à tout rendre morne et vide d’intérêt, plutôt que de profiter des joies d’une défaite innocente ? Est-ce un orgueil disproportionné ou la peur d’être vu comme celui que vous êtes réellement ? Un manque de confiance en soi, peut-être ? »

L’ombre d’un sourire s’amenant sur les lippes du professeur, elle s’enfonça plus profondément dans sa chaise, remarquant que le rythme de sa jambe avait également ralenti. Bras croisés, elle laissa à son élève le soin de poursuivre la partie, voire même de retourner sa propre carte, des fois qu’il en sente la nécessité.

« Qui a-t-il de caché derrière votre carte ? » Demanda-t-elle innocemment, assez élégante pour ne pas plus préciser ses pensées. Le vrai jeu venait de commencer. « Ne soyez pas ennuyant. »

Les Règles sont les Règles

Le regard interloqué, elle laissa échapper un soupir tandis que la carte se retourna, affichant avec déférence le sigle du ciseau, et par extension : de sa défaite. Rien d’étonnant pour sûr, tant qu’elle n’en tint pas rigueur, ni à Pavel ni à l’univers.

« Nous vivons dans un château où des cristaux d’énergies peuvent transformer une salle de classe en désert aride sans fin, et vous pensez me convaincre que vous ne trichez pas en me montrant votre manche ? » Dit-elle comme d’une plaisanterie, et pour cause. Malgré son aversion pour la triche, Calliandra ne réservait ses boutades qu’aux rarissimes élèves attirant un peu de sa sympathie.

« J’admets, j’espérais vous déstabiliser en vous assommant de questions personnelles histoire d’enjamber votre vigilance. » Elle confessa sa stratégie, détourner l’attention de l’adversaire pour le surprendre avec une tactique évidente. « La plupart des gens s’offusquent lorsqu’on les confronte vis-à-vis de leur tempérament. Les plus jeunes rejettent, les plus vieux cherchent des excuses. Votre manque de réaction est étonnant. Pourquoi ? » Un doigt épinglant sa carte contre la table, elle rendit clair le fait qu’aucun artifice n’était alors à l’œuvre. La réponse l’intéressait réellement.

Elle attendrait ainsi de l’obtenir, avant de poursuivre. D’observer le jeu, d’en retourner les règles, de torturer les cartes et les probabilités jusqu’à ce que sa victoire survienne, surprenante et impérieuse. Non pas par amour du jeu ou par la force d’un égo à satisfaire, juste pour observer la mine déconfite d’un jeune homme trop confiant tombant dans le piège de son assurance. Ce qui lui arriverait fatalement tôt ou tard, alors le fait que Calliandra soit celle refermant le piège sur lui n’était pas dommageable, n’est-ce pas ?

Le jeu en soi n’avait ainsi plus d’importance, seul l’exercice mentale comptait encore. Le prétexte du jeu pour échanger des plaisanteries et passer le temps, rien de plus.

Armant une carte par dépit et manque d’une quelconque stratégie révolutionnaire permettant de briser le cycle, elle avança d’un doigt cette dernière en direction de son élève.

« Je me demande s’il suffit que vous soyez persuadé de la valeur de ma carte pour pouvoir vous y surprendre, ou si vous pouvez simplement saisir l’assurance du résultat. Le fait de dire que je m’apprête à retourner une pierre change-t-il quoi que ce soit ? » Il était temps de comprendre l’étendue de l’arme à laquelle elle était confrontée. C’était le seul moyen pour en saisir l’anatomie, et ensuite le disséquer.

Elle était prête à retourner sa carte, qui pour le coup était réellement une pierre.